Le 16e kun de Gishin Funakoshi
Bienvenue dans le pays des kun, ces véritables clefs de « travail sur la présence »1 que sont les vingt préceptes classiques du karate! Le Contact nous accueille aujourd’hui pour la quatrième fois.
Souvenons-nous : en guise de prélude, nous avions d’abord rendu hommage avec le 1e kun à la politesse, alpha et oméga du karate. Un deuxième article nous permi ensuite de faire connaissance avec le 20e kun, qui nous invitait à courtbouillonner régulièrement nos schémas mentaux. Et puis ce fut le tour du 2e kun. Intimement lié au premier, il affirma qu’il n’existe pas de première attaque en karate, nous laissant avec deux agréables missions : 1°, comprendre en quel sens et 2°, expérimenter, mettre à l’épreuve les éventuelles trouvailles de chacun (un célèbre maître de karate, Teruo Hayashi, écrit en ce sens : « Les résultats obtenus par les karateka devraient pouvoir se mesurer à l’amélioration de la société »).
Pour aujourd’hui, rendez-vous a été pris avec le 16e kun. Plus peut-être que tous les autres, cet adage utilise un ressort qui appelle presque automatiquement à l’approfondissement. Ce ressort consiste à stimuler la réflexion par une sentence soit paradoxale (Gishin Funakoshi conseille par exemple de chercher à devenir faible plutôt que fort !), soit tellement terre à terre qu’on se demande si l’on a bien lu, ou bien entendu! Voyez le 16e kun, précisément :
De gauche à droite : Danshimon wo izureba, hyakuman no teki ari
Si l’on sort de son monde, on trouve un million d’ennemis.
Ce précepte peut bien entendu être lu à plusieurs niveaux, et de différentes manières. Il semble peu probable toutefois que les maîtres okinawaïens aient voulu platement souligner ainsi la nécessité d’être prudent, voire méfiant, dans le contexte d’incertitude où tout art martial baigne par essence. On n’en est pas là !2 Il faut savoir que les premiers kanji de gauche, « danshi mon », signifient mot à mot « la porte (mon) [du] jeune homme (danshi) ». Le « chez soi » dont on mentionne ici le seuil reste donc à la lettre celui d’un homme inaccompli. Et le kun, par conséquent, indiquerait plutôt ceci : « si ce dont tu dois sortir est un univers où tu habites naïvement tel un marmot, alors tout ne peut que fleurer l’adversité (teki) ». Ou encore : « Si tu veux rencontrer autre chose que des ennemis, prends d’abord conscience que ton monde est seulement le tien, puis apprends à voyager dans celui d’autrui ! » Sans doute Gusdorf formule-t-il les choses plus simplement : «
Je parle pour aller aux autres, et je me joindrai à eux d’autant plus complètement que je laisserai davantage de côté ce qui est de moi seul » (« La parole », 1952, Ed. PUF 1998, p. 52). Le philosophe évoque ici joliment la « tâche virile de prendre la parole » (ibid. p. 60) comme « une des tâches maîtresse de l’homme » (p. 37).
2. Suggestions pratiques
D’après nos recherches, deux fils rouges épissent la mise en pratique du 16e kun. Le premier regroupe toutes les techniques d’alignement (ri-ai) grâce auxquelles on apprend à se centrer. L’idée cathédrale de ce chemin est que plus un pratiquant met les différents niveaux de sa personnalité en cohérence, moins la rencontre avec autrui lui apparaît menaçante3. Moultes difficultés relationnelles découlent en effet du fait par exemple que certaines croyances sont entretenues en dissonance avec l’identité, les valeurs, l’environnement ou les capacités. Cas de figure classique : je retire des avantages concrets du fait d’appartenir à une communauté (par exemple une fédération de karate, un ryû, un clan, un parti politique), et pour ne pas souffrir des exigences à mes yeux inconvenantes ou incompréhensibles de cette communauté, je trahis mes propres jugements de valeurs, puis – plus grave – ma propre perception affective des valeurs. Et je finis par considérer comme mes ennemis ces personnes mêmes pour lesquelles initialement je nourrissais de l’estime.
Faute de temps, nous nous pencherons davantage ici sur le second axe de progression, sans doute plus facilement navigable. Ce second axe consiste à prendre pleinement conscience d’abord de la diversité des univers individuels. Chaque être humain porte en effet avec lui, comme un escargot, la coquille originale des représentations qui constitue – pour parler savamment – sa « carte du monde » ou sa « vision du monde ». Quand les relations quotidiennes ne posent pas problème, nous nous ajustons avec fluidité aux « cartes » des autres. Nous apprenons par exemple à savoir ce que Pierre entend au juste par « respect » ou « libéralisme », nous apprenons à connaître l’importance de ces valeurs pour lui, et ainsi de suite. La plupart du temps, même de vagues directions de sens suffisent. Quand notre épouse nous demande si « l’entraînement s’est bien passé ce soir », elle ne cherche pas à savoir ce que nous couvons précisément sous l’adjectif « bien », mais seulement si nous sommes contents ou satisfaits.
Le 16e kun donne matière à penser en revanche pour tous les cas, nombreux hélas, où le fait de ne pas s’ouvrir à la vision du monde de l’autre ennuage les relations. Il distille son nectar là où l’ombre des mésintelligences et des conflits pollue l’amélioration de la société4 évoquée plus haut par Teruo Hayashi. Plusieurs pistes d’application ont en fait déjà été proposées lors des études précédentes. Resservonsles avec deux ou trois nuances :
• Dans une situation « tendue », poser clairement la question (à soi-même aussi bien qu’à l’interlocuteur) : « qu’est-ce qui est important pour lui/toi ? ». Cela aide énormément. Ceux qui ont pratiqué nos suggestions auront sans doute savouré la manière dont ce simple questionnement favorise la recherche de solutions et apaise les coeurs.
• Poser des questions, simplement. Il est étonnant, dans la plupart des débats télévisés, de constater à quel point les intervenants cherchent peu à s’informer de ce que l’autre pense, d’où au juste il tient ses informations, etc.
• Parallèlelement, chercher à comprendre l’intention positive de l’interlocuteur.
• Reformuler. Vérifier de temps en temps si l’on a bien compris ce que l’autre voulait dire. C’est simple, c’est généreux, c’est efficace et convivial.
Ajoutons maintenant deux assainisseurs, pour favoriser la rencontre avec autre chose que des ennemis. Très aisément praticables, ils contrastent avec les techniques plus complexes telles que la synchronisation non-verbale (ki awase) ou la clarification sémantique, à réserver pour des formations soutenues :
• Lorsqu’un comportement ou une croyance nous irritent, quel baume, quelle sérénité, quel élixir que de pouvoir se demander avant toute autre forme de procès : « Pourquoi pas ? » !5 Il ne s’agit pas d’accepter, bien entendu. Ni de trahir ses propres convictions. Mais simplement d’ouvrir une fenêtre sur un monde différent. De sortir de son « petit chez soi (danshimon) », si l’on veut.
• Une seconde approche applique directement l’analyse des schémas mentaux, à laquelle nous avait invités le 20e kun. Elle consiste à transformer certains patterns de motivation du type « s’éloigner de » (manugareru) par des patterns du type « aller vers » (mukeru). Lorsqu’on affirme par exemple que « le karate a pour finalité de ne pas perdre », on pense sur le mode de l’évitement. La conversion de cet objectif en mode « recherche » donnerait quelque chose du genre : « le karate a pour finalité de préserver l’intégrité des personnes ».
Les deux types de pensée sont intéressants. Selon les contextes, selon les rencontres, aussi, chacun fournit des solutions mieux adaptées que d’autres. Pour ce qui concerne notre 16e kun, cependant, il faut noter que les schémas (kufû) d’évitement installent plus facilement autrui en position d’« ennemi » que ceux de recherche. Qu’ils empêchent plus que ces derniers de sortir du cocon individuel, et qu’ils préparent davantage au conflit.
Pour l’exercice, dégustez donc aujourd’hui ce qui suit :
• Notez sur une feuille une chose qui, plus souvent qu’à son tour, vous dérange, vous inquiète ou vous horripile dans votre vie quotidienne. Par exemple : « Je déteste me retrouver en face d’un groupe de jeunes que je ne connais pas ».
• Faites attention à ce que vous ressentez en vous projetant dans cette situation, et à la manière dont votre corps réagit (respiration, tension musculaire, mouvement, mimique).
• Transformez l’énoncé de ce que vous ne voulez pas de manière à ce que vous distinguiez clairement ce que vous voulez à la place. Par exemple : « J’aime rencontrer des personnes dans une ambiance de sécurité et, si possible, en petit nombre ».
• Faites attention à ce que vous ressentez maintenant. Qu’est-ce qui a changé ?
Maurizio Badanaï