Le génie de Kano

Le génie de Kano
Le paradoxe du randori

Le fait de priver le jiu-jitsu de certaines de ses techniques les plus dangereuses pour permettre aux pratiquants de s’entraîner plus dur peu vous sembler étrange.

Après tout, un art martial ne serait-il pas plus létal et efficace si les pratiquants avaient la possibilité de s’entraîner aux prises réellement dangereuses incluses dans son répertoire? Le jiu-jitsu classique ne se trouva-t-il pas affaibli d’un tel appauvrissement? C’est pourtant là que résida le génie de Jigoro Kano. Même si cela peut paraître contre-nature, celuici avait parfaitement saisi que s’il était dénué de ses techniques «dangereuses», l’art martial pouvait gagner en efficacité; désormais, les pratiquants pouvaient s’entraîner à pleine puissance sur des adversaires récalcitrants.

En fait, la sagacité du Japonais tenait au fait qu’il avait parfaitement compris qu’un art martial ne doit pas son efficacité exclusivement à son répertoire technique mais aussi à la pédagogie par laquelle on transmet ces mêmes techniques aux pratiquants. On n’exagérera jamais le caractère essentiel de cette clairvoyance ; il s’agit là d’une des plus grandes innovations de l’histoire des arts martiaux.

En clair; la méthode de combat ne peut prétendre à l’efficacité réelle qu’à partir du moment où la méthode d’enseignement donne une chance aux pratiquants d’enregistrer ses techniques sur les plans mental et physique. Pour cela, il n’y a pas de secret, ces mêmes techniques peuvent être éprouvées à pleine puissance face à des adversaires pleinement récalcitrants.

Encore une fois, s’il semble paradoxal que cette «privation» puisse contribuer à améliorer l’efficacité d’une discipline de combat, tel est pourtant bien le cas.
Kano savait parfaitement qu’un combattant qui s’entraîne constamment et avec vigueur à placer librement des techniques peu dangereuses sur des adversaires motivés acquiert davantage d’efficacité martiale que son homologue qui s’entraîne précautionneusement à placer des techniques «mortelles» sur un adversaire léthargique.

Précisons au passage que «peu dangereux» n’est pas synonyme d’«inefficacité». Les prises non dangereuses retenues par Kano ne l’étaient que dans la mesure où elles pouvaient être mises en application sans risque au cours des combats libres; en effet, dès qu’il se savait vaincu, le pratiquant signalait sa soumission à son compagnon. Dans la rue, rien n’empêchait les élèves de conduire la technique à son terme et de briser un coude ou de faire perdre connaissance à l’agresseur. Ce fut là une des plus grandes avancées dans l’histoire de l’enseignement des arts martiaux.

Pour la défense de Kano

Au début de l’avant-dernière décennie du XIXe siècle, Kano fonda sa propre école, le Kôdôkan, et y dispensa son enseignement atypique. Il nomma sa méthode le «judo» pour bien le distinguer du jiu-jitsu classique.Ce choix sémantique est intéressant dans la mesure où le «jû» de «judo» a la même signification que le «jiu» de «jiu-jitsu» (en fait, «jiu-jitsu» est une manière erronée de retranscrire les caractères japonais; la prononciation correcte devrait être «jujutsu», «jû» signifie «souple» et «dô» veut dire «voie». La «voie» a des implications philosophiques et relève presque du religieux. C’est une véritable discipline de vie. Ainsi, outre son efficacité martiale, le judo était censé avoir des répercutions morales, spirituelles et sociales dans la vie quotidienne du pratiquant.

Le Kôdôkan devint vite un pôle d’attraction pour les jeunes experts talentueux et ceuxci contribuèrent à lui donner ses lettres de noblesse. Vers 1886, les dirigeants des forces de police de Tokyo entreprirent de chercher une discipline martiale efficace afin d’entraîner les troupes. De nombreuses écoles de jiu-jitsu, dont certaines des plus prestigieuses, se disputèrent alors ce grand honneur. Afin de déterminer clairement les mérites respectifs de chacune d’elles, on organisa une rencontre martiale «ouverte», c’est-àdire, sans exclusion de style. Comme les frappes étaient interdites, on ne peut pas comparer cette manifestation aux tournois MMA (Multi Martial Arts) de notre époque.

En fait, cela ressemblait davantage à une compétition de lutte. Les combats qui opposèrent les disciples de Jigoro Kano à ceux des plus prestigieuses ryû (écoles) de jiu-jitsu traditionnel, virent presque tous ceux-là décrocher une incontestable victoire aux dépens de ceux-ci. C’était incroyable, une pareille réussite alors que le Kôdôkan n’était fondée que depuis quatre ans et que son instructeur n’avait pas trente ans. Ces résultats asymétriques sonnèrent le glas du jiu-jitsu traditionnel et propulsèrent le judo sur les cimes de la gloire dans le monde des arts martiaux. Les innovations de Kano en matière d’enseignement étaient désormais
 
Francisco Campelo

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